Chapitre XIII
Radjak achevait son déjeuner servi par ses deux esclaves personnelles en compagnie de Merchak qui arborait une mine fatiguée.
— J’ai terminé cette nuit le traitement des racines de force, soupira-t-il. Vous aurez une provision suffisante pour entreprendre une nouvelle campagne. Cela m’a demandé un travail considérable et je n’ai guère dormi ces jours derniers.
Le Csar éclata d’un gros rire.
— C’est parfait ! Pour te récompenser, tu auras droit à une nouvelle esclave toute jeune. Je sais que tu aimes dresser les jeunettes.
Tandis que le sorcier inclinait la tête avec un sourire, Radjak reprit :
— Nous nous mettrons en marche demain à l’aube. Veille à être prêt et n’emporte pas trop de bagages.
Un garde entra pour annoncer l’arrivée des chefs de tribu. Le Csar ordonna de les introduire. Ils étaient une dizaine, conduits par Tahar que Radjak avait nommé général en chef. Ils vinrent s’incliner à tour de rôle devant leur maître qui les accueillait avec un large sourire, bien inhabituel chez lui.
— Nous nous mettrons demain en campagne pour conquérir Rixor. La ville est riche et vous pourrez la piller tout à votre guise. Elle sera punie pour m’avoir résisté. Moi, je me contenterai de la tête de Karlus. Je veux la promener au bout de ma lance et l’exposer sur la grande place de Fréquor.
La perspective d’un important butin fit pousser des exclamations aux guerriers tandis que Radjak poursuivait :
— Avant chaque attaque, mon sorcier distribuera des racines de force pour vous et vos officiers. Vous serez ainsi à égalité avec les porteurs de cristal.
Un nouveau venu de la Godommie, un type trapu, noir de poils demanda :
— Quelle est l’importance des forces ennemies ?
— Rassurez-vous, ils seront beaucoup moins nombreux que nous. Lors de notre dernier engagement, nous avions pratiquement anéanti leurs forces. Seul un malencontreux éboulement de la montagne nous a privés de la victoire. Sans lui, je serais à Rixor et vous n’auriez pas l’occasion de participer à cette campagne.
Prévenant une nouvelle question, le Csar reprit :
— En quelques mois, Karlus n’aura pas eu le temps de reconstituer les effectifs de ses troupes. Il a déjà enrôlé les paysans déplacés et il ne peut donc compter que sur quelques habitants de Rixor.
— Et les chevaliers ? dit le même interlocuteur.
— Bien rares sont les barons qui l’ont rejoint, ricana Radjak. J’ai traité avec les plus importants pour qu’ils restent neutres. Je les ai assurés que je leur laisserai leurs biens et ils ont été très heureux d’accepter.
Avec un rire cynique, il ajouta :
— Quand je serai le maître incontesté de ce royaume, nous verrons alors à les punir d’avoir trahi leur serment d’allégeance à leur roi ! Maintenant, allez retrouver vos troupes. Qu’elles soient prêtes demain à l’aube.
Ils quittèrent la grande salle voûtée où ils avaient été reçus. Merchak revint peu après, précédant Luzor, le grand prêtre d’Allium. Il était grand avec un visage étroit des yeux noirs et brillants et un nez crochu. Il s’inclina profondément devant le souverain avant de dire :
— J’ai le plaisir d’annoncer à votre Majesté que les habitants de la ville ont obéi à vos ordres. Les chariots emplis de vivres sont prêts avec les attelages et les cochers. Ils n’attendent que vos ordres.
— C’est parfait.
Radjak n’avait pas voulu renouveler l’erreur de la précédente expédition. Ses troupes n’avaient rien trouvé à piller pour se nourrir et étaient arrivées fatiguées devant Rixor. Cette fois, le ravitaillement suivait la colonne.
— Permettez-moi de me retirer pour surveiller les derniers préparatifs. Je souhaite à votre Majesté une prompte et complète victoire pour laquelle je prierai tous les jours dans mon temple.
— Tu marmonneras tes patenôtres en route car tu nous accompagneras.
— Ne serais-je pas plus utile à Fréquor pour veiller sur la soumission des bourgeois.
— Ne t’inquiète pas de cela. Je laisse une petite garnison et son chef saura maintenir l’ordre, même s’il doit pendre quelques troublions sur la place publique. Tu me seras plus utile à Rixor. Après la prise de la ville, tu convaincras les habitants de m’obéir et de me prêter serment. Je ne tiens pas à massacrer toute la population. Je préfère qu’ils produisent les richesses dont je bénéficierai.
Luzor dissimula sa contrariété en s’inclinant.
— Je suis toujours aux ordres de votre Majesté.
Ce départ contrariait ses plans. Il avait espéré, en l’absence de Radjak, prendre la ville entièrement sous son contrôle pour être en position de force pour discuter avec le Csar et obtenir d’être nommé gouverneur de Fréquor avec tous les avantages qu’une telle situation supposait. Force lui était d’obéir car Radjak ne tolérait pas qu’on discute ses ordres.
Dès qu’il fut sorti, Merchak ricana :
— Notre grand prêtre ne semble pas apprécier l’idée de ce voyage.
— Je m’en doute, dit le Csar avec un grand rire. Je trouve qu’il veut prendre beaucoup trop d’importance et je préfère le surveiller pendant mon absence de la capitale.
L’arrivée de Paul et des moines du cristal à la citadelle de Rixor causa une vive effervescence. Le roi, suivi de la reine mère, ne tarda pas à descendre dans la cour. Il courut vers Paul qui s’inclinait pour le saluer. Abrégeant les politesses, il le saisit dans ses bras et lui donna une accolade.
— Te revoir, Paul, me délivre d’un grand poids. Je constate avec plaisir que tu as rempli ta mission avec succès.
— Sire, je vous présente le Grand Maître Armadérien.
Le monarque salua en inclinant bas la tête.
— C’est un honneur et un plaisir de vous recevoir. Nous avons grandement besoin de votre aide et de vos conseils.
Paul présenta ensuite les différents moines. Arrivé à Sabrina, il se troubla et sentit ses joues rougir. Le Grand Maître vint à son secours en disant :
— Cette jeune fille se nomme Sabrina et elle aide le père alchimiste car elle a une grande connaissance des plantes.
La reine la dévisagea et lui sourit discrètement.
— Soyez la bienvenue, mon enfant.
À la nuit tombée, Paul pénétra dans la salle de réception où des tables étaient dressées car le souverain avait convié tous les voyageurs. Il y avait une table d’honneur centrale et deux tables latérales. Le roi avait pris le Grand Maître à sa droite. Paul se trouvait entre le roi et la reine Tania. Le père Pavel, le grand Argentier, vieillard sec à la chevelure rare et blanche et la princesse Priscilla complétaient la table d’honneur. Une place était encore vacante. Le connétable de Guerreval arriva à ce moment. Il avançait péniblement sur ses deux béquilles. Toutefois, il portait une jambe artificielle sur laquelle il n’osait encore prendre appui. Devant le regard interrogatif du roi, il bougonna :
— Ce vieux tyran de maître Arp a enfin consenti à me donner cette prothèse hier. Il affirme qu’il me faudra plusieurs jours pour m’y habituer.
— Ne faites pas d’imprudence, dit Karlus. Vous savez que je tiens beaucoup à vous.
Sabrina, toujours vêtue de sa misérable robe, était tout au bout d’une des tables latérales, à côté du père alchimiste qui l’avait prise sous sa protection. Elle regardait avec étonnement et admiration la salle, haute de plafond, éclairée par des dizaines de torches. Des serviteurs entrèrent pour porter de grands plats d’argent emplis de viandes diverses fort bien découpées tandis que d’autres taillaient des tranches de pain qu’ils déposaient dans les assiettes dorées placées devant les convives. Ceux-ci commençaient à puiser dans les plats à pleine main. Voyant la jeune fille hésiter, le père alchimiste piocha une cuisse d’une volaille dodue à la peau luisante de graisse et la déposa dans l’assiette de Sabrina.
— Mangez, mon enfant, le voyage fut éprouvant et vous avez besoin de retrouver vos forces.
Elle commença à déchirer la patte à belles dents, jetant des regards sur l’assistance pour s’assurer qu’elle ne commettait pas d’impair. Un peu plus tard, elle demanda à son voisin de lui nommer les différents convives. Il s’exécuta avec bonne grâce sans pourtant oublier de manger. Dès qu’un plat était vide, les serviteurs en amenaient un autre.
Sabrina admirait l’aisance avec laquelle Paul se comportait à la table d’honneur. À un moment, la reine mère se pencha vers Paul en la désignant du menton. Elle se sentit rougir quand la souveraine lui adressa un sourire plein de bienveillance.
Sentant la fringale de ses invités se calmer, Karlus demanda à Armadérien :
— J’aimerais adouber une dizaine de nouveaux chevaliers dès demain et, si possible, autant à la fin de la semaine.
— Ayant prévu cette demande, je dispose d’une réserve de cristaux prêts à être donnés. Mais où trouverez-vous les candidats ?
— J’anoblirai les officiers et les sergents qui ont vaillamment combattu les Godommes. Cette promotion sera une juste récompense de leur courage et m’assurera de leur fidélité.
Le Grand Maître hocha lentement la tête tandis que le grand Argentier affichait une mine nettement réprobatrice. Très attaché à la vieille noblesse de naissance, il admettait difficilement que l’on confère cette dignité à des roturiers. Toutefois, il eut la sagesse de se taire car il savait la décision du souverain irrévocable. Ce fut la princesse qui manifesta son mécontentement.
— C’est impossible ! En si peu de temps, vos nouveaux chevaliers ne pourront prendre connaissance des chansons de geste retraçant les exploits des héros anciens qui doivent leur servir de modèle.
— Si nous sommes vainqueurs, ils auront tout le temps par la suite d’écouter ces fables.
Priscilla émit encore une protestation qu’elle pensait être un argument déterminant.
— Ils n’ont jamais participé à un tournoi puisque vous n’en avez pas encore organisé un seul.
— Ma sœur, rétorqua Karlus avec une trace d’impatience dans la voix, la guerre n’est pas une joute courtoise mais une lutte farouche. Je sais que ces nouveaux chevaliers sont de rudes combattants. Ils l’ont prouvé, non dans un tournoi mais sur un vrai champ de bataille. C’est ce qui m’importe.
Le connétable se manifesta de bruyante manière en frappant du plat de la main sur la table.
— En raison de nos faibles effectifs, nous avons un urgent besoin de solides combattants. Ceux que nous avons sélectionnés avec le roi sont de remarquables guerriers. Le cristal augmentera encore leur force et leur rapidité d’exécution. Ils seront à même de soutenir les paysans qui n’ont pas encore assimilé la science des armes en dépit de l’entraînement que je leur inflige régulièrement.
Fort de cette approbation, le roi conclut :
— Si cela vous convient, Grand Maître, nous procéderons demain à la première cérémonie.
— Il en sera fait selon votre désir, Sire. Il n’est nulle part mentionné dans nos textes que les porteurs de cristal doivent tous être de famille noble. Maintenant, si vous le permettez, mes frères et moi souhaitons nous reposer. Le voyage fut fatigant et nos organismes ont besoin d’un lit confortable.
Il se leva, aussitôt imité par les moines. Indécise, Sabrina les suivit, non sans avoir pris la précaution de saisir une grosse aile de volaille qui restait dans le plat devant elle. Sur le seuil, Armadérien se retourna.
— Je souhaite que Paul m’assiste pour la cérémonie. Bonne nuit à tous.
La reine mère ne tarda pas à les imiter, suivie par le connétable qui entreprit sa marche hésitante aidé par un valet. Priscilla se pencha alors vers Paul pour murmurer :
— Avez-vous des nouvelles de messire d’Escarlat ?
— Aucune mais le Grand Maître affirme qu’il poursuit sa mission. Je pense que nous ne tarderons pas à le voir revenir.
Paul étouffa un bâillement et esquissa le geste de se lever mais le roi le retint.
— Ami, je veux tout savoir de ton voyage.
De Gallas commença à parler, glissant rapidement sur le sauvetage de Sabrina. Curieux, Karlus demanda des précisions.
— Pendant le repas, cette jeune fille ne vous quittait guère du regard. Elle vous a en grande admiration.
— Seulement parce que je l’ai sauvée d’une mort très désagréable.
— Dans son regard, intervînt la princesse avec un discret sourire, j’ai vu plus que de la reconnaissance. Une femme sent très bien ces choses là.
Une discrète rougeur colora les joues de Paul. Heureusement, le roi vint à son secours en lui demandant de poursuivre. Il parla pendant une bonne demi-heure tandis que le souverain faisait signes aux serviteurs d’emplir les coupes d’un vin léger et aromatisé.
Assez euphorique, Paul se leva pour gagner son appartement que le roi lui avait conservé. Il se déshabilla rapidement et se glissa avec un soupir de satisfaction sous la couverture de fourrure. Juste avant de plonger dans le sommeil, un grattement fut perceptible à sa porte. Le battant pivota pour laisser le passage à Sabrina qui avait les bras chargés de robes.
— Les appartements réservés pour les moines sont petits et ils couchent à plusieurs par chambre. Il leur était difficile de m’héberger, aussi le Grand Maître m’a envoyée vous demander l’hospitalité. Il sait que vous, disposez de deux pièces.
Gêné car il n’avait conservé que sa chemise, Paul se leva et ouvrit la porte de la chambre voisine qui contenait un lit, une table et deux tabourets. Sabrina déposa les robes sur le lit en expliquant :
— La reine les a fait apporter pour moi. Je ne sais comment la remercier.
— Nous le ferons ensemble demain, soupira Paul. Dormez bien.
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que Sabrina reparut. Elle avait revêtu une robe longue d’une belle teinte bleue. Elle esquissa deux pas de danse et virevolta.
— Elle est splendide, ne trouvez-vous pas ?
— Certes, elle vous va à ravir, dit Paul qui avait du mal à reconnaître la petite sauvageonne en cette jolie jeune fille.
— Aidez-moi à la dégrafer, je ne voudrais pas risquer de la déchirer le premier jour, dit-elle en se tournant.
Paul défit les trois premières attaches, dénudant les épaules. En passant la main sur la peau satinée, il tressaillit et ne put s’empêcher d’appliquer ses lèvres à la base du cou. Sabrina se dégagea en riant.
— Laissez-moi enlever ma robe, je ne veux pas la froisser.
Elle émergea rapidement du vêtement qu’elle plia soigneusement avant de le déposer sur la table. Puis elle se tourna vers Paul, entièrement nue, un sourire aux lèvres. Lentement, elle tendit les bras.
— Que vouliez-vous me dire ?
— Rien… Rien, bafouilla-t-il.
— Moi, je crois le savoir, murmura-t-elle en le poussant doucement vers le lit sur lequel ils ne tardèrent pas à s’affaler.
Une fois de plus, Paul se laissa emporter par un tourbillon de plaisir.
*
* *
Au réveil, Paul étendit le bras qui ne rencontra que le vide. Étonné de ne pas sentir le corps de Sabrina, il se redressa. La jeune fille avait disparu. Il alla à la chambre voisine. Les robes étaient toujours étalées sur le lit non défait. Pensif, il entreprit de s’habiller. L’emprise que prenait Sabrina sur ses sens l’effrayait. L’avait-elle réellement envoûté ? À cet instant, un jeune page entra. Il avait une figure ronde criblée de taches de rousseur.
— Notre sire le roi m’a ordonné de me mettre à votre service. Je m’appelle Rimo.
— Très bien, Rimo, trouve-moi un seau d’eau pour mes ablutions et de quoi manger.
Le jeune garçon ne tarda pas à revenir. Tandis qu’il disposait un plat sur la table, Paul plongea la tête dans le pot d’eau froide. Ayant remis de l’ordre dans sa chevelure, il attaqua les tranches de viande froide qui garnissait le plat.
— Es-tu là depuis longtemps ?
— Deux bonnes heures, j’attendais votre réveil. Cela m’a permis de préparer votre déjeuner.
— N’as-tu pas vu une jeune fille sortir ?
— Si fait, messire. Elle m’a recommandé de ne pas vous déranger car vous aviez besoin de récupérer de vos fatigues.
— Sais-tu où elle est allée ?
— Elle a dit qu’elle rejoignait le père alchimiste pour travailler avec lui. Je me permets de vous rappeler que la cérémonie du cristal se tiendra dans une heure.
Le Grand Maître, assisté de Paul, officia dans la grande salle du château, en présence du roi et de la reine mère. La princesse n’avait pas voulu être présente car elle réprouvait la distinction donnée à des roturiers.
Cependant, ceux-ci supportèrent l’initiation avec un grand courage et aucun ne défaillit quand le cristal toucha leur front. Fièrement, ils s’inclinèrent devant le roi avant de regagner leurs quartiers.
La cérémonie terminée, Armadérien glissa à Paul :
— J’ai été contraint hier soir de vous envoyer Sabrina. Décemment, je ne pouvais lui demander de partager la chambre de deux de nos frères. J’espère qu’elle ne vous a pas trop dérangé.
Devant la rougeur qui montait sur les joues du jeune homme, il ajouta :
— Ne luttez pas contre une inclinaison très normale et laissez parler votre cœur. Dès le premier jour, j’ai compris que cette jeune fille était exceptionnelle. Vous avez beaucoup de chance qu’elle soit éprise de vous.
Il se tut car la reine arrivait à leur hauteur. Elle était suivie de ses deux demoiselles d’honneur, Risa et Aliva, la demi-sœur d’Yvain. En s’inclinant, Paul dit :
— Sabrina m’a chargé de vous remercier pour les robes qui lui ont fait un immense plaisir. Elle ne peut le faire elle-même car elle travaille depuis l’aube avec le père alchimiste.
— Il apprécie beaucoup ses connaissances, dit Armadérien.
Un page arriva, les joues rouges d’avoir couru.
— Les guetteurs de la haute tour, haleta-t-il, signalent l’arrivée d’une importante troupe de cavaliers.
— Des Godommes ?
— Il ne semble pas. Les sentinelles de garde au niveau du col nous auraient prévenus.
Une heure plus tard, Yvain et le régiment d’arbalétriers pénétra dans la grande cour du château. Le jeune homme vint s’incliner devant Karlus avant de désigner le guerrier qui le suivait :
— Je vous présente, Majesté, le capitaine Kokas qui commande le détachement mis à votre disposition par le prince Kilmo.
— Je n’oublierai pas ce geste gracieux de notre cousin.
Se tournant vers Paul, il poursuivit :
— Je vous demande de veiller à l’installation de ces hommes dans leur cantonnement et surtout qu’il leur soit servi des rafraîchissements et un substantiel repas. Prévenez les cuisines. Vous, Yvain, vous occuperez les anciens appartements du connétable. Je sais qu’il comporte plusieurs chambres. Vous offrirez l’hospitalité au capitaine. Dès qu’il sera installé, j’aimerais que vous me fassiez un rapport complet dans ma bibliothèque. Enfin, ce soir vous êtes invités à ma table.
Deux heures plus tard, Yvain terminait le récit de ses pérégrinations.
— Comme vous le constatez, Sire, je n’ai pu recruter que ces hommes. Toutefois, ils sont d’une grande adresse et leurs arbalètes sont précises et possèdent une force de pénétration bien supérieure à un simple arc.
— Fort bien, nous verrons cela lorsque nous organiserons un exercice.
Un soupir s’échappa de la poitrine d’Yvain.
— Je crains, malheureusement que nous n’ayons guère de temps devant nous. Sur le chemin du retour, j’ai envoyé Xil, mon écuyer, escalader une montagne où la vue porte loin sur la route de Fréquor. Il a vu un long nuage de poussière trahissant la marche d’une imposante armée. Radjak a reconstitué ses forces beaucoup plus rapidement que nous le pensions. Il campera à l’entrée du défilé dans deux jours, trois au plus tard.
Une ride soucieuse barra le front du souverain.
— Nous parlerons de tout cela au dîner. Pour l’instant, allez vous reposer. Je sais que messire de Guerreval sera enchanté de vous voir à ses côtés.
Ayant gagné son appartement, Yvain vit que Xil avait installé Kokas dans sa chambre et porté des seaux d’eau pour les ablutions. Il fit une toilette sommaire et s’allongea sur le lit. Moins de dix minutes plus tard, la porte de sa chambre s’ouvrit pour laisser passer sa sœur Aliva. C’était une grande jeune fille blonde, élancée, âgée de vingt-trois ans. Les traits de son visage étaient réguliers. Elle était suivie d’un solide gaillard brun au visage rond bruni par le soleil.
En réalité, elle était la demi-sœur d’Yvain. Sa mère était morte peu de temps après sa naissance et son père s’était remarié un an plus tard avec la mère d’Yvain.
— Je te présente le chevalier Ian de Kumov, dit-elle aussitôt. Il souhaite te parler. Je lui ai dit que c’était inutile mais il a insisté.
Yvain se souvint l’avoir vu combattre avec courage contre les Godommes lors des différents engagements. Après s’être raclé la gorge, le jeune homme dit d’une voix ferme :
— Baron, j’ai l’honneur de vous demander la main de votre sœur Aliva.
Un peu surpris, Yvain hocha lentement la tête sans répondre. L’autre poursuivit :
— Je sais qu’elle n’a qu’une petite dot qui lui vient de sa mère. De mon côté, je ne suis que le cadet, ce qui signifie que je ne possède que mes armes et mon dalka. Toutefois, j’espère briller au combat et obtenir ainsi une récompense du roi.
— Je connais votre vaillance, messire et j’approuverais cette demande mais…
Il s’interrompit tandis que les yeux de sa sœur s’assombrissaient de colère. Avant qu’elle explose, il poursuivit :
— … mais je n’ai aucune influence sur elle et ne peux la contraindre en rien. C’est d’elle seule que doit provenir la réponse. Aliva veux-tu prendre ce chevalier pour époux ?
— Naturellement, puisque je suis venue ici, rétorqua-t-elle sèchement.
— Je voulais seulement l’entendre de ta bouche, sourit-il. Pour ma part, j’approuve pleinement l’idée de cette union. As-tu obtenu l’autorisation de la reine ?
— Oui et nous serions déjà mariés si tu n’avais pas mis autant de temps à revenir. La cérémonie pourra se dérouler la semaine prochaine.
— Je crains malheureusement qu’il te faille attendre un peu plus longtemps. Dans deux ou trois jours, les Godommes vont nous attaquer à nouveau et le roi aura besoin de tous ses combattants. Toutefois, le jour du mariage, je vous ferai deux présents. D’abord la baronnie d’Escarlat avec ses terres, ses bois et les ruines du château que j’ai incendié. Il vous faudra le reconstruire lorsque nous aurons chassé les Godommes qui l’occupent.
Soudain très pâle, Aliva murmura :
— Tu me donnes Escarlat ?
— Si fait, tu es beaucoup plus attachée à cette terre que moi et mon avenir est aux côtés du connétable.
— Et le deuxième présent ?
— Il est pour ton mari. Ce sera une solide cravache. Il en aura besoin pour se faire obéir de toi, ajouta-t-il dans un grand éclat de rire.
Aliva poussa un rugissement de colère.
— Tu te moques encore de moi. Je vais t’arracher les yeux.
La voix puissante d’Ian retentit :
— Il suffit Aliva, tu devrais remercier ton frère.
À la grande surprise d’Yvain, sa sœur se tut immédiatement. Il songea que la cravache ne serait peut-être pas utile et que son mari prouvait son autorité.
— Est-ce vrai pour les Godommes ?
— Oui mais n’en parlez pas encore. Le roi l’annoncera demain en réunissant l’armée.
Dans le couloir, Aliva saisit le bras de Ian. Ses yeux brillaient comme des diamants.
— Si j’ai bien compris, tu risques de partir demain. Mon frère a ta parole et tu as la sienne. Il n’est peut-être pas utile d’attendre la cérémonie. Viens dans ma chambre !
L’hésitation du jeune homme fut très brève et il se laissa entraîner.
*
* *
Le dîner offert par le roi se terminait. Les mets étaient copieux et de qualité mais les convives avaient surtout parlé de la guerre toute proche. En dépit de son jeune âge et du fait qu’il ne participait pas personnellement aux combats, Karlus se révélait un bon chef de guerre. Il donnait ses instructions avec clarté et précision, malgré les avis différents de sa sœur qui se référait toujours aux chansons de gestes. Elle pensait encore qu’un preux pouvait vaincre des centaines d’ennemis par la seule force de sa lance. Excédé, Karlus lui lança sèchement :
— Il suffit, Priscilla. Cessez de me dire ce qu’aurait fait notre père dans ces circonstances. Il a malheureusement été vaincu et il est de mon devoir de ne pas renouveler de telles erreurs.
Le connétable pour qui cette scène était familière, arborait un discret sourire ironique. Le roi se leva en déclarant :
— L’armée se mettra en marche demain et nous établirons notre campement à proximité du col. Connétable, prenez vos dispositions. Pour ma part, je m’occupe des chariots de ravitaillement. Je tiens à ce que les hommes soient correctement nourris entre les combats.
Yvain escorta de Guerreval que les perspectives guerrières stimulaient. Il arrivait à marcher avec une seule béquille. Pendant plus d’une heure, le jeune homme alla porter les ordres aux différents officiers. Exténué, il regagna enfin sa chambre. Une maigre chandelle finissait de se consumer sur la table et c’est dans l’obscurité qu’il acheva de se déshabiller. À peine se glissait-il sous la couverture qu’il sentit un corps jeune et souple se coller contre lui. Au léger parfum, il reconnut Priscilla.
— Princesse…
— Tais-toi ! Depuis ton départ, j’attends cet instant. Je sais que tu es fatigué mais laisse-moi faire.
D’un mouvement doux, elle se coula sur lui. Les pointes de seins fermes s’incrustaient dans sa poitrine tandis que deux lèvres douces se posaient sur les siennes. À ce contact, sa fatigue s’effaça et Priscilla le chevaucha comme une monture rétive dont le galop s’accélérait.